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Droit immobilier et Beauté : Un paradoxe de plus ? - UIA 2014

Exposé de Mr. Stricklesse à Seville

Nul ne contestera que les bases du droit, que sont les lois, les décrets, les codes, la doctrine, la jurisprudence et autres règles, constituent les valeurs objectives qui règlent notre vie en société. Nul ne contestera davantage que la beauté constitue l’une des valeurs indispensables au bonheur des individus qu’elle touche tous, à des degrés variables, en raison de son caractère subjectif.

Se pourrait-il alors que ces deux valeurs, l’une objective, l’autre subjective, ne se rencontrent jamais ?   Dans l’absolu, tel paraît être l’évidence. Chacun sait que la beauté est relative puisqu’elle évolue dans le temps, dès lors qu’elle subit notamment l’influence des modes et des goûts, varie selon les cultures, les milieux sociologiques.  Il arrive même que ce qui a été adoré par une époque soit abhorré par la suivante.

Une telle évolution est parfois très rapide ; il suffit d’observer ce qui se passe dans le domaine de la mode vestimentaire. Cette tendance évolutive du « goût moderne » paraît d’ailleurs s’accélérer toujours plus.

Heureusement, en architecture, il n’est pas fait table rase du passé. De nos jours, les constructions d’époques et de styles différents sont édifiées côte à côte et non pas superposées ; il n’est pas rare qu’une construction des siècles passés jouxte un bâtiment futuriste. Seuls, les esprits chagrins en sont heurtés sans que toutefois cela ne perturbe ni les occupants, ni les propriétaires.

De son côté, le droit s’adapte également à l’évolution des sociétés qu’il régit.  Il évolue par strates successives, c’est-à-dire que la plupart du temps, les nouvelles règles s’additionnent aux précédentes ou les complètent.

Certaines lois sont tellement anciennes, voire désuètes, qu’un collectif d’avocats s’en est ému au point de proposer un toilettage des textes de loi pour en expurger tout ce qui est devenu obsolète. Toutefois, beauté et droit n’évoluent pas de manière identique car, à la différence du droit, les styles et les modes successives édictent de nouveaux critères pour définir la beauté.

Droit et beauté n’interfèrent l’un sur l’autre que dans des domaines spécifiques. Nous n’évoquerons ni la beauté d’un texte de loi, ni celle d’une construction juridique mais bien celle qui émane de l’architecture du patrimoine immobilier, tant public que privé.

En matière immobilière, lors du classement au titre de monument historique, la beauté de certains édifices est décrétée par la loi, bien souvent dans l’indifférence et sans qu’elle ne soit nécessairement reconnue par le citoyen lambda.

Chaque ville, chaque région, chaque pays possède ses propres règles pour conférer un tel statut ; au niveau mondial, l’UNESCO classe des sites ou des monuments ; ceux-ci sont alors déclarés « patrimoine de l’humanité ». A l’issue du classement d’un édifice comme « monument historique » ou comme « patrimoine de l’humanité », sa beauté, ainsi décrétée, devient intangible et par conséquent objective. 

Voici dès lors la beauté devenue, contre toute attente, une valeur objective ; il est dès lors légitime de se demander comment cette valeur sous-jacente coexiste avec la face apparente, liée à la subjectivité avec laquelle nous la percevons, au regard des fluctuations de la vie, de la mode, de nos goûts, …

Cette objectivation de la beauté des bâtiments ou sites classés, ce carcan qui leur est imposé par la loi ne génère-t-il pas un hiatus vis-vis de l’inconstance humaine ? Ce statut de beauté décrétée constitue-t-il une évidence ou un paradoxe ? Le monument ou le site historique s’harmonise-t-il avec les fluctuations de la vie ou les télescope-t-il ?

A l’aide d’exemples, personnellement vécus, et d’autres beaucoup plus emblématiques, nous montrerons que droit et beauté peuvent effectivement se heurter, voire même se télescoper. Pour étudier cette rencontre inattendue et inédite du beau et du droit, je vous propose d’analyser quatre bâtiments que j’ai rencontrés, dont 3 sont classés, à savoir :

  • deux maisons Art Nouveau
  • un immeuble résidentiel avec rez commercial
  • un petit pavillon japonais, telle une folie, érigée dans une propriété privée
  • la maison de campagne personnelle de Victor Horta.

Art-Nouveau

Art Nouveau facade

Le premier exemple est celui des deux maisons classées de style Art Nouveau, construites en 1898 et 1902 dans le quartier des Squares à Bruxelles, l’une par l’architecte Edouard ELLE et l’autre par l’architecte Armand VAN WAESBERGHE ; je les ai restaurées 100 ans plus tard.

Ces deux immeubles ont été acquis en 1986 par le Centre Public d’Aide Sociale de Bruxelles, pour y héberger, sans rénovation, des allocataires sociaux.

Le peu d’empressement de cette instance publique, à se préoccuper de la qualité esthétique de ces immeubles, a finalement provoqué une intense campagne de presse d’une association, très engagée dans la défense et la protection des immeubles Art Nouveau.

Art nouveau facade

Suite à cette campagne, ces deux maisons bourgeoises furent partiellement classées en 1998 en raison du travail remarquable de la pierre pour certains encadrements de baie, de la ferronnerie pour les garde-corps, de la menuiserie de la corniche et de sgraffites décoratifs en façade.

Quelques éléments décoratifs intérieurs ont été classés, tel un départ d’escalier d’inspiration Art Nouveau ou des vitraux ; cela n’a pas facilité les aménagements intérieurs de ces 2 vastes maisons unifamiliales, dont le programme de rénovation prévoyait la division en deux duplex.

Quoi qu’il en soit, les façades sont devenues un décor qui ne revêt de signification que pour les initiés tandis que les éléments intérieurs, dûment classés et restaurés, constituent une contrainte peu significative pour les utilisateurs et génèrent nécessairement de lourdes charges d’entretien.

Prestige et élégance

Bâtiment ed L. Van Autgaerden - Monument historique

Le deuxième exemple est constitué par un bâtiment érigé, en 1873 par l’architecte L. VAN AUTGAERDEN, sur l’un des boulevards du centre de Bruxelles ; il fut classé en 1994 comme monument historique  pour sa façade à rue et sa toiture.

A l’époque de sa construction, cet immeuble fut recensé dans « l’album photographique des maisons primées aux nouveaux boulevards à Bruxelles », dont l’aménagement devait conférer, au centre-ville, prestige et élégance.

Après être passé dans les mains de divers propriétaires successifs, il fut acquis en 2005 par un marchand de biens qui, en 2008, le vendit à la découpe en garantissant aux acquéreurs que les travaux de restauration de la façade classée seraient réalisés sans délai. 

Malheureusement, l’aménagement antérieur des surfaces commerciales du rez-de-chaussée avait supprimé les pilastres des arcades originelles en pierre et altéré profondément l’architecture de la façade ; y avaient été installées de vulgaires petites boutiques, dont l’allure n’était en rien conforme aux exigences du classement de l’immeuble au titre de monument historique.

En raison de cette infraction manifeste, l’Urbanisme dressa procès-verbal et exigea la remise en état des façades dans leur état d’origine.

Les conséquences financières de cette exigence furent telles que le vendeur tenta de s’exonérer de ses obligations. Une action judiciaire fut introduite ; mon expertise se révéla défavorable au vendeur de sorte qu’il ne tarda pas à se déclarer en faillite.

Il s’ensuit qu’aujourd’hui, les acquéreurs sont obligés de consentir de nouveaux investissements considérables pour respecter les conditions contraignantes du classement de la façade de leur immeuble alors que ces coûts – même sous-estimés – étaient inclus dans le prix d’achat de leur appartement.

Pavillon Japonais

Pavillon japonaisLe troisième exemple est constitué par un petit pavillon japonais, probablement érigé au début du XXeS, dans une immense propriété comportant une clinique psychiatrique.

Cet édicule, tel une folie du XVIIIe S, fut construit aux frais d’un riche japonais pour que son fils, soigné dans cette institution, puisse s’y retirer pour faire ses dévotions dans l’ambiance de son pays natal.

En raison du caractère exceptionnel de cette construction, elle fut classée en 1997, en même temps que divers arbres majestueux et sculptures d’agrément de la propriété.

Toutefois, l’entretien de ce site classé requiert des budgets dont les propriétaires actuels ne disposent plus, de sorte que progressivement, ils se défont de leurs différents biens sans aucun égard pour la valeur esthétique des éléments classés.

Ce qui devait arriver se produisit : à l’occasion d’une vente, la C.R.M.S. (Commission Royale des Monuments et des Sites) s’émut de l’état de délabrement de l’édicule et somma le nouvel acquéreur de le protéger d’urgence et d’ensuite procéder à sa restauration à l’identique.

L’actuel propriétaire rechigne à assumer les carences des vendeurs et ne montre que très peu d’intérêt pour le caractère exceptionnel du pavillon japonais.

Actuellement, l’affaire a été portée devant les Tribunaux et s’y enlise pendant que le pavillon japonais continue sa lente dégradation.

Villa de Victor Horta

Villa de Victor Horta

Le quatrième exemple est constitué par la villa de campagne que l’architecte Victor Horta s’est construite en 1912, au sud de Bruxelles, après sa période Art Nouveau.

Après avoir été défigurée et être tombée en désuétude en 1975, elle a été rachetée en 1990, quasi à l’état de ruine, par des mécènes qui l’ont restaurée à grands frais, sans toutefois lui rendre son architecture originelle.

La tardivité de sa construction et sa défiguration, à partir de 1941, font que cette œuvre du Baron Horta n’est ni classée, ni l’objet d’intérêt des spécialistes es Horta ; les meilleurs ouvrages se limitent à la citer dans l’inventaire des œuvres de cet architecte mondialement connu.

Quoi qu’il en soit, cette villa présente aujourd’hui fière allure et nombreux sont encore les éléments intérieurs d’origine qui subsistent après avoir été minutieusement restaurés.

Toutefois, l’immeuble reste désespérément vide car rares sont les amateurs d’une vaste villa, son concepteur fut-il illustre !

Conclusions

De ces quatre exemples vécus, semblent pouvoir être dégagées les réflexions suivantes :

  • Les propriétaires « de monuments historiques », ne paraissent guère concernés par la valeur esthético-culturelle de leur bien.
  • Cette défiance est accentuée par les prescriptions légales issues du classement car elles génèrent des dépenses somptuaires.
  • Un bien immobilier est décrété « monument historique » par l’autorité publique sur la seule base d’avis de spécialistes, déconnectés de la réalité matérielle ; certes, les pouvoirs publics accordent-ils des subventions pour la restauration des biens classés, toutefois, leur octroi est subordonné à de lourdes contraintes administratives.
  • Les « monuments historiques » sont classés de trop nombreuses décennies après leur édification alors que, dans l’indifférence quasi générale, ils avaient déjà subi les outrages du temps.
  • L’autorité publique « abuse » de ses pouvoirs législatifs pour ordonner la restauration « à l’identique » de biens immobiliers les plus variés ; se constitue ainsi, dans l’indifférence de la collectivité, une collection disparate de monuments historiques, comme que le ferait, pour son compte personnel, un amateur de montres, de voitures anciennes ou d’objets rares.

Il est évident que cette politique de préservation d’immeubles remarquables ne peut être fondamentalement contestée ; ces classements devraient cependant être couplés à un usage approprié et principalement réservé aux édifices publics, tels que gares, palais, théâtres, musées, écoles, …

De surcroît, on peut légitimement s’interroger sur l’opportunité de classer des biens ou des parties d’édifices qui ne sont, ni accessibles, ni visibles par le public. Par contre, de par le monde, il existe de nombreux édifices remarquables qui souffrent ou ont souffert de l’indifférence des pouvoirs publics malgré les campagnes de sensibilisation organisées par l’opinion publique ; nous ne citerons que la Maison du Peuple de Bruxelles, créée par HORTA, et les Halles de Paris, créées par BALTARD ; d’autres exemples sont légions.

Plus près de nous, existe la problématique de la préservation du Palais de Justice de Bruxelles, construit en 1880 par l’architecte Joseph POELAERT ; il était, à cette époque, le plus grand bâtiment d’Europe.  

D’un côté, l’autorité publique fait valoir que ce bâtiment n’est plus en adéquation avec sa fonction originelle : obsolescence des équipements, frais énormes de chauffage, gabegie de surfaces et de volumes, sécurité défaillante, … ; il convient de relever que les pouvoirs publics n’ont jamais consacré les budgets adéquats aux travaux d’entretien ou de modernisation nécessaires.

De l’autre côté, les défenseurs de la préservation de l’intégrité du Palais de Justice, parmi lesquels figurent les avocats, architectes, des associations de défense du patrimoine, …, font valoir son architecture éclectique, son caractère symbolique et sa spécificité dans l’image de la ville.

Avec l’évocation de cet exemple, le chasseur est devenu gibier. En effet, voici que les pouvoirs publics se trouvent dans la situation du citoyen lambda lorsqu’il doit, malgré lui, faire face à divers groupes de pression soucieux de conserver un édifice qu’ils estiment indispensable de classer « monument historique » pour le préserver des outrages du temps.

Palais de justiceLa divergence des points de vue est telle que le concours d’idées « Brussels Court House : Imagine the future ! » fut organisé en 2010 pour susciter une réflexion globale sur le devenir de cette imposante construction unique au monde.

Ô paradoxe, pour s’opposer aux dépenses inhérentes au classement du Palais de Justice de Bruxelles, l’Etat belge invoque les mêmes arguments que le citoyen lambda ; il évoque l’énormité des coûts, l’obsolescence du bâtiment, la difficulté de lui conférer une utilité rationnelle, voire l’inutilité de son maintien …

Quelle pourrait être la conclusion de l’évocation de ces quelques exemples de biens classés, dont les propriétaires, quels qu’ils soient, renâclent toujours face aux conséquences des dispositions légales qui ont décrété que tel bien, à la différence de tel autre, est digne d’intérêt.

Il semble que trois enseignements peuvent en être tirés, à savoir :

  • la puissance du droit est incontournable, qu’elle résulte d’une décision politique – dans le cas d’un classement – ou de l’obstination du détenteur d’un droit de propriété – dans le cas d la destruction de la Maison du Peuple de Bruxelles ou des Halles de Paris.
  • La beauté, à l’origine d’un classement, est décrétée sur la base d’avis de théoriciens.
  • La valorisation fonctionnelle du monument historique, hors édifice public n’est guère prise en compte.

Quoi qu’il en soit, il est évident que la restauration et le classement d’édifices, tels que les Remparts de Carcassonne, les châteaux de Versailles et de la Loire, le Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, sont à encourager surtout lorsqu’ils sont rendus accessibles et mis au service du public.

Enfin, pour terminer, je voudrais rappeler que le beau ne se décrète pas, mais qu’il s’apprend, ou à tout le moins, il s’apprivoise en le rendant accessible à tous.

Finalement, si paradoxe il y a entre le droit et la beauté, il me paraît résider dans la volonté du législateur d’imposer, aux propriétaires de biens classés, des règles strictes promulguées, en raison de la subjectivité issue d’études savantes de théoriciens « garants de l’héritage du passé ». .

Sauf à vouloir créer des musées hétéroclites à ciel ouvert, ne conviendrait-il pas que le législateur se préoccupe dorénavant du devenir de l’édifice ou du site lorsqu’il le décrète « monument historique » ?