Préface par Guy Horsmans, Avocat

Le privilège d’être aimablement convié à rédiger l’introduction d’un ouvrage emporte d’en être le premier lecteur et de goûter pleinement, d’entrée de jeu, au plaisir du dialogue avec l’auteur dans les domaines et sur les sujets qui lui sont chers.

L’expertise judiciaire est le monde de Monsieur Michel Stricklesse et le métier qu’il pratique. Le titre de son ouvrage y fait écho et son étude en porte témoignage.

Le titre pourrait en être le « guide de l’expertise judiciaire » tant il comporte, sur la matière traitée, une initiation et un éclairage, complets, précis et détaillés, au bénéfice de tous les acteurs de l’œuvre judiciaire, de tous ceux qui entendent se consacrer professionnellement à cette procédure et de tous les justiciables qui en attendent monts et merveilles ou qui en redoutent les conséquences. Chacun des intéressés y trouvera, de manière explicite et vivante, les finalités recherchées, les démarches qu’elles impliquent, les conseils et les réflexions qu’elles suscitent dans la recherche fondamentale de la vérité des faits en vue de la meilleure application possible, juste et pertinente, du droit et des normes qu’il comporte.

Le titre « La pratique de l’expertise judiciaire », qui rejoint celui de l’ouvrage sous le libellé « Le métier d’expert judiciaire », paraît toutefois plus approprié. L’ouvrage est, en effet, particulièrement bénéfique et utile non seulement à tous ceux qui découvrent l’expertise judiciaire et qui cherchent, par obligation ou par curiosité, à la connaître ; mais aussi à tous ceux qui la connaissent bien ainsi qu’à tous ceux qui en sont des spécialistes et des professionnels avisés. L’auteur rappelle, en effet, à chaque étape de la procédure, les principes directeurs et les exigences qui en résultent et propose des modèles de démarches et d’actes dont tous ses collègues peuvent s’inspirer ou les confronter avec ceux qui résultent de leurs initiatives personnelles. De manière directe ou incidente, l’auteur relève aussi, à la lumière de sa longue expérience et de son vécu passionné, des problèmes fondamentaux que pose, de tout temps, l’expertise judiciaire et que celle-ci ne cessera de poser dans l’évolution permanente qui est la sienne à l’instar de celle de l’œuvre de justice en tous ses aspects et en toutes ses exigences.

L’ouvrage, que j’ai le plaisir de préfacer, « expertise » ainsi, de manière claire et complète, le droit et la pratique de l’expertise judiciaire. Il y va de ses fondements comme de ses actualités concrètes, inévitables, satisfaisantes, regrettables, voire irritantes.

1.- Le juge peut avoir besoin d’un expert pour bien juger la situation factuelle dont il est saisi.

L’hypothèse devrait normalement être exceptionnelle car il appartient aux parties qui saisissent le juge ou qui se défendent devant lui de l’informer et de l’éclairer pleinement à la mesure même des bases, des raisons, des justifications et des évaluations de leurs demandes et de leurs défenses. La pratique anglo-saxonne privilégie à cette fin les rapports, notes et documents des conseillers techniques des parties dont la confrontation doit normalement permettre au juge d’en déduire les informations et les appréciations dont il a besoin dans l’exercice de sa mission juridictionnelle.

L’expertise doit donc être nécessaire à la solution du litige comme l’ont rappelé et prescrit les lois récentes qui ont entendu remédier à la véritable dérive que comportaient la quasi automaticité des demandes d’expertise judiciaire et la facilité d’en obtenir « le bénéfice ».

Le législateur n’a pas précisé le degré de cette nécessité en indiquant simplement que dans sa décision, le juge devait indiquer « les circonstances qui rendent nécessaires l’expertise » (art 972 § 1er) et, en l’état, la jurisprudence ne paraît pas davantage explicite sur ce point.

Quoi qu’il en soit, il est à tout le moins paradoxal de souhaiter une réduction des expertises judiciaires alors qu’en même temps, la professionnalisation accrue des experts judiciaires doit normalement amener ceux qui sont admis au Registre national et qui sont ainsi régulièrement suivis et contrôlés, à souhaiter, en se consacrant pleinement à cette profession, bénéficier d’un nombre sans cesse croissant de missions d’expertise judicaire !

2.- La collaboration du juge et de l’expert.

Le slogan est connu : l’avis de l’expert ne lie pas le juge dans l’exercice de la mission juridictionnelle qu’il doit assumer et qu’il ne peut déléguer. Mais la logique emporte que les constatations factuelles de l’expert et son avis s’imposent au juge qui a reconnu, dans le jugement ordonnant l’expertise, qu’il en avait besoin pour rendre son jugement et qui doit dès lors dûment justifier les raisons pour lesquelles il ne les retiendrait pas ou s’en écarterait de manière plus ou moins importante.

Dans la grande majorité des cas, le juge suit l’avis de l’expert dans ses constatations factuelles et dans les conséquences qui en résultent. On ne relève généralement pas, quelle que soit l’évolution des normes et des pratiques, de changement significatif à ce niveau.

Si évolution il y a, elle se retrouve dans le dialogue qui tend à s’instaurer entre le juge et l’expert. Les nouvelles dispositions légales ont invité et incité les juges, eu égard à la longueur de nombreuses expertises judiciaires, à veiller attentivement au respect des délais et au contrôle des coûts. Depuis lors, ici et là, le dialogue entre le juge et l’expert semble aussi porter sur les questions mêmes qui sont posées à l’expert en vue de prendre, en présence des parties, d’éventuelles dispositions nouvelles qui pourraient s’avérer utiles et nécessaires et qui pourraient aller jusqu’à une modification de la mission de l’expert, voire sa clôture si le juge estime qu’il est en mesure, grâce aux devoirs accomplis et à ce dialogue, de remplir, en l’état, la mission juridictionnelle qui est la sienne. Il serait heureux que tout en gardant raison et en ne multipliant pas inutilement des réunions entre le juge et l’expert, ce dialogue puisse exister et s’approfondir au gré des causes qui le justifient. La Cour d’appel de Mons y a notamment veillé dans la réparation des dommages causés par la catastrophe Ghislenghien et la possibilité légale de son initiative de nommer des experts coordinateurs et de dialoguer avec eux a été dûment consacrée par l’article 964 du Code judiciaire.

3.- Les contrastes et la complémentarité de leurs données.

L’expertise judiciaire est un lieu de rencontre privilégié du fait et du droit. Elle l’est aussi au niveau de la confrontation de la réalité et de la rigueur des sciences exactes, de l’art et des pratiques par rapport aux exigences du droit dont le monde judiciaire doit reconnaître et proclamer la vérité et la portée des données factuelles et de leurs conséquences.

Le monde juridique et celui de la formation des juristes sont trop souvent principalement, sinon exclusivement, attachés aux normes juridiques. Ils ne réservent pas suffisamment d’attention à l’importance des faits, ce qui peut engendrer, plus ou moins souvent, des incompréhensions, voire des oppositions entre les parties et leurs avocats d’une part et les experts judiciaires d’autre part.

La spécialisation des uns et des autres a tendance à créer, à notre époque, peut-être plus qu’aux époques antérieures, des chapelles séparées et closes. Ces spécialisations exacerbées doivent impérativement apprendre à se retrouver dans une unité de compréhension et d’action dont nous avons impérativement besoin. L’expertise peut être, dans cet esprit et à cette fin, un terrain particulièrement privilégié.

Les juristes doivent y témoigner plus de modestie et plus de considération pour les données scientifiques, techniques, artistiques et culturelles. Si les exigences de l’œuvre de justice s’imposent dans la recherche et la consécration des vérités factuelles, elles doivent distinguer l’essentiel de l’accessoire et ne pas prétendre ignorer les données de la science à prétexte d’erreurs juridiques mineures ou insignifiantes.

La juste et efficiente collaboration de la science et du droit, qu’implique toute procédure d’expertise judiciaire, est à ce niveau et à ce prix.

4.- Les valeurs fondamentales.

L’œuvre de justice implique et requiert l’indépendance et l’impartialité de ceux qui l’administrent et de ceux qui, comme les experts judiciaires, apportent leur concours à sa bonne administration. Doit-on déduire de tous les rappels de ces exigences et des procédures de déclaration et de transparence promulguées à cette fin que cette évidence n’était plus bien connue ou bien respectée ? Quoi qu’il en soit, elle est indiscutable.

En est-il de même du dogme juridique de la contradiction ? Ne faudrait-il pas, notamment en matière d’expertise judiciaire, en limiter l’expression à la « vraisemblance » de son utilité et de sa pertinence ? Le respect « absolu » de la contradiction n’engendre-t-il pas trop souvent des allongements, inutiles et coûteux, des procédures judiciaires en général et des procédures d’expertise judiciaire en particulier ?

Comment y remédier ? Comment mieux s’assurer, par ailleurs, de la rigueur et de la vérité scientifiques qui doivent être au cœur des rapports et des avis des experts judiciaires ; et en être la caractéristique fondamentale ? On peut évidemment songer à de super-experts judiciaires contrôleurs et vérificateurs mais il n’est généralement pas raisonnable d’exposer de tels coûts supplémentaires dans le déroulement des procédures.

Mais puisqu’il y a désormais, une commission d’agrément des experts, pourquoi ne pas permettre au juge, qui a des doutes sur la qualité et la rigueur d’un rapport d’expertise judiciaire qui lui est soumis, de s’adresser à cette commission pour lui demander de confirmer ou d’infirmer les doutes qui sont les siens ?

5.- La bonne gouvernance des expertises judiciaires et la « collaboration » des parties.

Les expertises judiciaires doivent être nécessaires au jugement des causes soumises aux juridictions compétentes. Des mesures limitées peuvent parfaitement répondre à cette nécessité et le recours à l’expertise simplifiée, que consacre et organise l’article 986 du Code judiciaire, devrait normalement connaître des applications de plus en plus nombreuses.

L’œuvre de justice implique aussi que lorsqu’elles sont ordonnées, les expertises judiciaires soient menées avec diligence et compétence afin de répondre pleinement à leur objet et d’assurer au mieux la finalité qui est la leur.

La bonne gouvernance, que tout le monde met actuellement en exergue à tous les niveaux, doit dès lors guider et assurer leur bon déroulement. Les dernières réformes légales le rappellent et le précisent ; et la pratique doit, en respectant les règles, privilégier les voies et les moyens qui en promeuvent encore davantage la légitimité, la pertinence et l’efficience et qui contrecarrent au mieux les lenteurs injustifiées et tout formalisme de mauvais aloi.

Si le respect des règles de droit s’impose à l’évidence, il doit toutefois aller de pair et contribuer fondamentalement à la recherche de la « vérité » factuelle qui est l’objet même de l’expertise judiciaire. Tel est le défi que l’expertise judiciaire doit relever dans la rencontre, le dialogue et la collaboration des deux mondes que sont d’une part le monde du droit et d’autre part ceux de la science, de la technique, de l’art et des pratiques. Toutes les expertises ne portent pas suffisamment témoignage d’une telle réussite attendue et espérée. S’il faut parfois rappeler le respect du droit à des experts judiciaires, il semble qu’il faille encore davantage rappeler aux parties et à leurs conseils la portée et toutes les implications que comporte et que devrait comporter la « collaboration » attendue de leur part.

La recherche objective de la vérité factuelle implique une telle collaboration des parties mais celles-ci n’y sont généralement pas préparées ni prêtes à y veiller tant elles demeurent dans l’esprit du conflit et de l’antagonisme qui est le leur depuis l’introduction et le suivi de l’action judiciaire qui les oppose.

L’article 972bis du Code judiciaire consacre expressément cette obligation de collaboration sans cependant en préciser la portée, les données et les conséquences sinon celle que si les parties ne collaborent pas, le juge pourra en tirer toute conséquence qu’il jugera appropriée. Il faut espérer que sous le couvert et le contrôle des autorités judiciaires, la pratique des expertises confèrera petit à petit un contenu concret, précis et détaillé à cette obligation de collaboration au-delà de sa seule expression et de la seule possibilité de tirer les conséquences de son manquement.

6.- La conciliation de l’expert.

La bonne gouvernance est sur toutes les lèvres et paraît, à l’écoute des déclarations et des discours publics et privés, l’objectif de chacun. L’esprit de conciliation et d’entente est plus ou moins souvent invoqué à son appui. Les souhaits et les initiatives se multiplient en ce sens mais, à l’heure actuelle, les réussites concrètes des modes alternatifs de règlement des litiges ne semblent pas encore être à la mesure des espérances.

L’article 977 § 1er du Code judiciaire s’inscrit en tout cas dans cette perspective et à cette fin en disposant que l’expert tente de concilier les parties. Sans disposer de la moindre information du nombre des procédures d’expertise judiciaire qui se sont clôturées par la voie de la conciliation, je peux en tout cas témoigner que tel fut le cas dans la très grande majorité, sinon la quasi-unanimité des demandes d’indemnisation des victimes de la catastrophe de Ghislenghien. La Cour d’appel de Mons avait, par son arrêt du 28 juin 2011 et en référence à l’article 977 § 1er susdit, invité les experts coordinateurs qu’elle avait nommés, de «… rechercher et de favoriser au maximum, toutes les voies et toutes les possibilités de règlement conventionnel ou de de médiation ….».

Il ne s’agit pas pour l’expert d’oublier la tâche qui est la sienne ni de se muer en une personne uniquement chargée d’aider les parties à régler leur conflit à l’amiable et de jouer « aux bons offices » sans autre considération pour la mission qui est la sienne. Il est et doit rester un expert judiciaire dont la mission même de rechercher et de déterminer « la vérité objective » peut plus ou moins souvent être la source, la cause et l’occasion d’un règlement amiable du conflit qui oppose le parties.

On peut en effet espérer que des parties raisonnables modifieront leurs attitudes et leurs revendications à la lumière des constatations et des avis objectifs dont l’expert judiciaire leur fera part dans l’accomplissement de sa mission. Une meilleure analyse des faits litigieux, une connaissance et une compréhension de leur vérité objective, doivent ou peuvent en tout cas conduire à un règlement amiable tant au niveau même des principes et des causes du conflit qu’à celui de ses conséquences.

Les avocats des parties le savent ou devraient le savoir et, en tenant évidemment compte des attitudes subjectives de chacun de leurs clients, les aider à adopter et à promouvoir, dans la gestion de leurs droits et de leurs intérêts, une autre approche et une autre gestion des litiges que celle d’une poursuite agressive et exacerbée de la procédure contentieuse devant le juge saisi.

Le livre de M. Michel Stricklesse permet d’aborder et d’approfondir ces questions et d’autres auxquelles nous invite la réglementation légale nouvelle et les pratiques qui sont et qui seront celles des experts judiciaires et des parties concernées et de leurs conseils dans la recherche permanente, qui s’impose, de leur valeur, de leur légitimité, de leur pertinence et de leur efficience.

L’invitation de l’auteur aux réflexions fondamentales rejoint ainsi celle qui l’anime de faire découvrir et de mieux faire connaître le métier d’expert judiciaire qu’il vit avec passion et qu’il décrit avec intelligence, perspicacité, expérience et humour.

Guy Horsmans

Professeur émérite UCL

Avocat au barreau de Bruxelles

Président du Centre belge du droit des sociétés